
Couverture du premier volume des "Thibault".
Ce sont de vieux bouquins jaunis, découverts dans la bibliothèque grand-paternelle. La saga des Thibault, dont les premiers livres ont été achetés, à en croire la couverture, dans leur 8e édition de 1922, alors que Roger Martin du Gard n’avait même pas fini le 3e tome – sur 8 (7+ l’épilogue, grand absent de ladite bibliothèque). Les premières pages ne sont même pas toutes coupées, celles qui annoncent pendant 11 volumes (certains tomes se décomposent en plusieurs livres) les mêmes informations, le nombre de tirages, les livres déjà parus… On découvre au fil des pages, placés et déplacés au hasard des lectures successives, de petits feuillets publicitaires de la Nouvelle Revue Française, arborant en grosses lettres des noms comme celui de Gide.
(ATTENTION ! La suite révèle l’intrigue principale du roman)
Les Thibault est peut-être le plus long roman français jamais écrit si l’on excepte l’œuvre monumentale de Proust. Le titre semble ambigu dans un premier temps : dans la première partie, Le Cahier gris, les héros ne sont pas deux Thibault, mais seulement l’un d’eux, Jacques, et son ami Daniel de Fontanin. Le roman commence comme tous les romans imaginables, avec l’histoire d’un amour impossible, celui qui unit Jacques, fils de bourgeois catholique et Daniel, protestant de niveau social élevé malgré les frasques d’un père plus que volage. La correspondance des deux adolescents, surprise par leur professeur sous la forme d’un cahier gris, provoque un drame qui les pousse à fuir ensemble à Marseille, d’où ils veulent s’embarquer pour l’Afrique. Ce projet avorte, et ils doivent retourner à Paris sous la bonne garde d’Antoine, le frère aîné de Jacques.
Ces événements nous conduisent à la deuxième partie du roman, Le Pénitencier. Daniel et sa famille sont laissés largement en arrière, et l’intrigue se concentre essentiellement sur les deux frères et les relations qu’ils entretiennent – plus exactement sur les efforts multipliés d’Antoine pour nouer une relation de confiance et d’amitié avec son cadet. Le titre se réfère cette fois à l’institution pour jeunes délinquants où se retrouve Jacques, institution dont son père est le fondateur. Le fossé qui se creuse entre Jacques et son père Oscar Thibault est cette fois devenu complètement infranchissable.
La Belle Saison marque un tournant dans l’œuvre. Alors que la vie de Daniel s’est pour ainsi dire presque complètement effacée, celle de Jacques perd nettement de son intérêt – et pour cause, pourra-t-on dire, puisque c’est justement la « belle saison » est surtout pour lui la grande période de l’ennui. Heureusement pour le lecteur, qui n’a pas, lui, vocation à s’ennuyer, l’intrigue se resserre un peu plus d’Antoine, de ces combats en tant que médecin et de sa découverte de l’amour dans la personne de la belle Rachel. Mais alors que le frère aîné s’aveugle dans sa passion, un autre drame se joue, décisif celui-là : Jacques se retrouve pris entre deux feux, celui de son amour incestueux pour sa sœur par adoption Gise et celui de son amour paradoxal pour la petite sœur de Daniel, Jenny, qui non contente d’être protestante, le déteste. Cette accumulation de problèmes personnels le pousse à accomplir l’acte irréparable.
Contrairement à ce que pense son père, Jacques n’est pas parti se tuer, il a seulement rejoint les rangs des socialistes révolutionnaires genevois. C’est ce que découvre son frère Antoine à l’issue de la quatrième partie, La Consultation. Sans grand intérêt pour l’intrigue, c’est pourtant une étape intéressante dans l’évolution du personnage d’Antoine, qui, ayant fait de son art médical un rempart contre la vie, continue sa découverte de l’humanité. Avec La Sorellina, titre d’une nouvelle à caractère autobiographique écrite par Jacques, la saga des Thibault prend une tournure inattendue et quelque peu décevante, qui est malheureusement également le signe des trois livres composant la longue septième partie. L’avant-dernière, La Mort du père, mêle déjà de façon plus ou moins heureuse le ton romanesque des premiers livres à celui militant et – osons le mot – souvent barbant des derniers.
La septième partie s’intitule L’Été 1914. Sans doute tout est-il dit avec ces mots. Elle décrit l’ascension inexorable de la Grande Guerre, les espoirs de plus en plus futiles auxquels se raccrochent les civils et quelques diplomates (Antoine ayant des accointances au ministère) et les combats de plus en plus absurdes de l’Internationale Ouvrière à laquelle appartient Jacques. Le ton militant et aride, un peu sottement coupé par des pages d’insipide niaiserie relatant les amours de Jenny et de Jacques, rend la lecture difficile, et l’on salue avec reconnaissance les retours faits auprès d’Antoine et des ses amis, dont les conversations et les inquiétudes, rendues avec justesse, témoignent mieux de l’effervescence qui règne alors en Europe que les colères et trop longs discours d’un Jacques. Les derniers chapitres renouent avec l’écriture romanesque, bien que celle-ci diffère presque autant de celle des premières parties que du manifeste. Mais le charme est pour ainsi dire brisé : le lecteur ne sait plus s’il lit un roman (historique) ou un programme politique, et le changement de ton (pour salutaire qu’il soit) est plus déstabilisant qu’autre chose. Si on ne peut occulter le fait que la rédaction de l’œuvre s’étale sur dix-huit ans (1922-1840), ce qui expliquerait assez bien la difficile cohésion d’un volume à l’autre, on peut en revanche regretter dans la dernière partie l’absence totale de Daniel, lâchement abandonné à son sort dans sa garnison de Lunéville et l’oubli quasi absolu d’Antoine après son départ pour le front – on le retrouve cependant dans l’Epilogue, qui relate sa lente agonie après qu’il a été gazé (malheureusement, ne possédant pas ce dernier volume, il m’est impossible d’en dire plus).
Notons enfin deux caractéristiques de l’écriture de Roger Martin du Gard : d’abord, que tous les protagonistes donnent à tour de bras des « coups de rein » (vigoureux la plupart du temps) ; ensuite que l’auteur a pour grande qualité de rendre palpables aussi bien les accents que les manières de parler, sans les transformer en caricatures et de créer ainsi des personnages bien réels, donnant une véritable présence et un ancrage fort dans la réalité à l’ensemble de l’œuvre.
LOULOTTE